Notre journaliste s’est jointe aux bénévoles de l’association Nez rouge.
PAR ANABELLE BOURQUIN
«ça, c’est votre outil miracle», prévient Philippe, le responsable des bénévoles de Nez rouge Neuchâtel, en détaillant le contenu de notre sac d’intervention. Dans sa main, un grattoir à pare-brise dont on comprend toute l’importance. «Vous serez heureux d’en avoir un s’il faut déneiger les voitures. Souvent, les clients ne sont plus en état de nous expliquer où ils ont rangé le leur. Car une fois sous l’emprise de l’alcool, les automobilistes se mettent tous à parler le même langage: celui des dinosaures», imite-t-il en ânonnant une phrase à peine compréhensible.
Le client dans le coffre!
Tutoiement et bonne humeur sont de rigueur. L’ambiance est bon enfant parmi la trentaine de bénévoles que nous sommes, réunis dans l’abri de la protection civile de Cortaillod. Autour de moi, des retraités, des mères au foyer, des indépendants ou des employés de tous horizons, de la finance au bâtiment. Nous sommes neuf équipes de trois bénévoles pour raccompagner les clients, selon une organisation bien précise.
Casco complète
Il n’est pas encore 22 heures, place au briefing par le comité. «Je vous rassure tout de suite, nos véhicules sont équipés d’une casco complète», annonce Alain. Soulagement parmi les tablées. Les fidèles bénévoles se remémorent leurs raccompagnements pénibles, tandis que les nouveaux arrivés ont une pensée pour la neige qui tombe à pattes ce soir.
Alain rappelle que Nez rouge n’est pas seulement destiné aux personnes alcoolisées. «Nous intervenons aussi pour la fatigue ou la peur de prendre le volant.» Il détaille les règles en matière de sécurité. «N’oubliez pas que vous êtes en droit de refuser une course. Soit parce que le véhicule du client n’est pas équipé pour l’hiver, soit parce que vous ne sentez pas le client. C’est votre permis qui est en jeu!»
«Coucou, qui c’est?»
Dans mon équipe, nous sommes trois. Michel conduit la voiture du client; je l’accompagne pour assurer la sécurité et noter les rendez-vous qui nous sont confiés. Philippe, lui, nous véhicule sur les lieux d’intervention. Je devrais faire un signe à ce dernier pour l’inviter à nous suivre, une fois que nous serons dans le véhicule-client. «Des Golf noires ou des Renault Clio qui sortent d’un parking, il y en a plein! Et ça nous est déjà arrivé de suivre la mauvaise voiture. Après, c’est le bordel! », prévient-il.
On ne badine pas avec la sécurité: «Tu devras toujours t’asseoir derrière Michel», me dit Philippe. «Sinon, tu prends le risque d’avoir un mec bourré qui fait ‘Coucou, c’est qui?’ en cachant la vue à ton chauffeur. Ça aussi, c’est déjà arrivé», me raconte Philippe.
Il est 22h31, le premier client appelle la centrale de Nez rouge Neuchâtel. La téléphoniste nous tend un coupon sur lequel sont écrits le type de voiture, le lieu de rendez-vous et le lieu de destination. Juste un numéro de portable, pas de nom. Gratuité et confidentialité sont les maîtres mots de l’organisation. Armés de nos gilets jaune fluo et de notre sac de survie, nous partons donc retrouver un client pour le véhiculer de Neuchâtel au Plateau de Diesse.
Le teint peu frais...
Nous avons rendez-vous devant un bar. Le teint peu frais et le regard brillant, notre client tient pourtant encore debout. «C’est la seconde fois que je vous appelle en trois ans», raconte-t-il, alors que nous inspectons d’éventuels dégâts à son véhicule. Il faut savoir se prémunir de tout, y compris d’un client qui voudrait refaire son pare-chocs sur le dos de Nez rouge!
Et soudain, il faut pousser
Le trajet se fait au rythme de banalités échangées entre nous. «Je devrais aussi être bénévole», songe le client à haute voix. «C’est vraiment utile. Remarquez, j’aurais pu dormir chez mon amie à Neuchâtel, mais sa femme de ménage vient demain matin à 8 heures!»
La voiture se met à patiner, puis à déraper. La dernière pente sera celle de trop: il faut sortir et pousser le véhicule sur les derniers mètres. Car Nez rouge, c’est un service jusqu’au domicile du client! «Pas sûr qu’il ait les pneus d’hiver», réfléchit Michel à haute voix. «Il faudra mieux inspecter les prochaines voitures.»
Nous sommes morts de froid. Comme c’est agréable de retrouver la voiture Nez rouge, bien chaude! Philippe nous met à nouveau en garde: «Ne mettez jamais le chauffage à fond dans la voiture du client. S’il a bu, ça le fera dégueuler.» On s’en souviendra.
Client logorrhéique
Pas le temps de rentrer à la centrale, une nouvelle course nous attend. Deux jeunes gens ont besoin de nos services pour se rendre de Neuchâtel à Gorgier. «J’avais pris un éthylomètre pour tester mon alcoolémie. Mais je ne l’ai pas utilisé car, avec ce que j’ai bu, il n’y a pas de doute possible.» Le gaillard a la parlotte généreuse, je ne sais pas s’il me tient éveillée ou m’endort. Il y va de son analyse: «C’est top, Nez rouge. ça incite les gens à éviter de se dire ‘C’est bon, je peux quand même rentrer’ quand ils ont déjà trop bu. La vieille génération a tendance à penser qu’elle gère la situation. Nous, les jeunes, sommes davantage sensibilisés aux limites de l’alcool.» Son ami est plus tendu. «Elle est neuve», dit-il à Michel en parlant de sa voiture. Le voilà qui joue les profs d’auto école: «Si jamais, n’hésitez pas à passer la deuxième!»
«Z’êtes jjjournl...aziste?»
Nous poursuivons notre route pour Cortaillod, où un homme attend d’être raccompagné chez lui. Le sommeil me guette, j’en attrape la nausée. Assise, là encore, à l’arrière du véhicule-client, j’essaye de ne pas m’écrouler sur mon carnet de notes. Quelqu’un me parle. Ou essaye de le faire. «Z’êtes jjjournl...aziste?», me demande le client, alors qu’il me voit écrire. Son discours titube. Un relent peu agréable parfume l’habitacle. «Vous pouvez me demander tout ce que vous voulez, je ne suis pas encore fin bourré. Juste un peu al dente!»
La soirée de m...de
Alors que la centrale Nez rouge prend les derniers appels à 4h, nous voici partis ramener un dernier client. «Merci d’être venus, c’était une belle soirée de merde!», résume ce jeune homme. Son visage et sa main saignent. «Je me suis battu avec un con qui s’est barré en me fauchant mon portable!»
Nous lui proposons d’appeler les secours. En vain. Dans son vieux véhicule, seul le radiocassette met de l’ambiance. Il s’allume tantôt en jaune, en bleu, en rouge. Nous voilà éblouis. Et le client l’est aussi, en parlant de sa vieille Clio Sport comme d’une Ferrari. Il conseille Michel: «Allez-y, faut pas vous gêner, vous pouvez la tirer cette bagnole!» Le chauffeur fait une pointe à 60 km/heure. Voici le client heureux. «Ouais, comme ça, nickel!», s’exclame-t-il.
Ce soir-là, nous aurons récolté près de 200 francs de dons de la part de clients heureux d’être rentrés sains et saufs. Il restera de cette nuit un sentiment d’avoir croqué quelques délicieux bouts de vie. A deux doigts de l’état comateux, je trouve encore la force de saluer le comité Nez rouge. Et dire qu’il va falloir conduire pour rentrer chez moi...
En chiffres
25 865 kilomètres parcourus l’an dernier
4800 francs de dons récoltés en 2016.
3 bénévoles sont chargés de vous ramener à bon port: un conducteur Nez Rouge pour véhiculer les deux autres bénévoles, un conducteur chargé de ramener le client dans sa voiture et un accompagnant.
808 courses
1594 personnes raccompagnées
27 000 francs de budget pour un mois de fonctionnement.
Ils sont bénévoles... et ils adorent ça!
Fabrice: «Je constate que tout le monde veut pouvoir faire appel à Nez rouge, mais que très peu de gens sont d’accord d’être bénévoles. Sinon, être bénévole me permet d’essayer des bagnoles et de manger gratos. C’est cool.»
Lionel: «On véhicule des gens dans des endroits pas possibles, ça fait découvrir la région. Parfois, c’est plus compliqué à gérer. L’an dernier, par exemple, il a d’abord fallu ponter la voiture du client, qui n’avait plus de batterie...»
Allan: «Parfois, il n’est pas évident de trouver le client. Une fois, l’un d’eux me répétait avec difficulté qu’il se trouvait à l’intersection de la rue des Parcs, à Neuchâtel... Or, c’est la plus longue rue de la ville!»
Philippe: «Nous intervenons pour tout! Je me souviens de cette fois où j’ai dû monter à La Chaux-de-Fonds. Une dame m’attendait, en pantoufles et en robe de chambre, sur le trottoir. Elle m’a demandé de déplacer sa voiture de l’autre côté de la rue en raison des mesures hivernales!»
Philippe: «Nez rouge intervient aussi pour les gens qui ont peur. Je me souviens de cette dame qui m’a tendu les clefs de sa voiture neuve. Elle m’a dit que si c’était moi qui cassais sa voiture, son mari ne dirait rien!»
Delphine: «Nez rouge, c’est un mélange de gens où la classe sociale ne compte pas. Nous nous unissons tous pour un seul but, qui est de ramener les clients en sécurité. Ici, tu rencontreras des personnes que tu n’aurais sans doute jamais croisées. Et tu ramènes des clients qui sont toujours de bonne humeur, c’est ça qui est super.»
Lionel: «J’adore être bénévole Nez rouge. Je fais de super rencontres et j’agis pour les autres. Et les clients sont moins bourrés qu’à une époque, ils sont respectueux. C’est top!»
Philippe: «Je suis bénévole parce que je suis célibataire et que je n’ai pas envie de finir mes soirées à regarder Alain Morisod à la télé. Donc, j’aide les autres.»
Article: Annabelle Bourquin
Photos: Léo Duperrex
Article du site Arcinfo du 18.12.2017
Source: Site Arcinfo
PDF [L'Express] [L'Impartial]